Des mots pour les maux dont nous avons la charge
Article du Professeur Robert Moulias (ALMA) & Genviève Laroque (FNG)
En gérontologie, la peur d’utiliser des mots qui fâchent a fait proliférer les euphémismes aux contours indécis. Cependant pour faire chacun son métier de soignant ou d’aidant professionnel, nous avons besoin de définir par un mot précis chaque concept et chaque situation dont nous avons à prendre soin. Les métiers de la gérontologie ont besoin comme tous les autres d’un « jargon » professionnel qui ne prête pas à confusion.
En ces quelques lignes et quelques minutes, nous ne pourrons traiter la totalité du vocabulaire des métiers de la gérontologie. Citons quelques concepts clés sur lesquels la clarté de l’expression est fondamentale.
AUTONOMIE
Tous les dictionnaires disent que c’est « La capacité de décider pour soi ». C’est donc une expression terriblement âgiste de parler (comme la CNSA !!!) de « perte d’autonomie liée à l’âge ». Seule la minorité de vieillards atteinte de troubles cognitifs progressifs (ce qu’on appelle « syndromes démentiels ») a une autonomie limitée, mais pendant longtemps non abolie.
Toutes les directives bien intentionnées qui parlent de l’autonomie sous entendent qu’elle est diminuée ou perdue ! Parler du respect de l’autonomie de la personne – dans la mesure du possible – serait plus modeste et plus crédible.
Il n’existe pas d’échelle d’évaluation validée pour déterminer les capacités décisionnelles d’une personne. Pour chaque type de décision, le niveau de capacité diffère. L’autonomie n’est nulle que chez la personne en état de coma ou de confusion. Tout vieillard est a priori autonome : capable de décider pour lui.
DÉPENDANCE
La dépendance n’est pas le contraire de l’autonomie, mais de l’indépendance. La dépendance d’autrui, c’est l’incapacité de remplir soi même ses activités de la vie quotidienne (Katz). On peut être dépendant d’autrui et rester pleinement autonome, capable de décider pour soi.
La situation de dépendance résulte de la présence d’une ou souvent plusieurs déficiences fonctionnelles. La dépendance n’est en rien fonction de l’âge, mais du fait que ces déficiences ne puissent être compensées que par une assistance humaine. La majorité des vieillards vit dans l’indépendance, malgré la présence d’une ou plusieurs déficiences partielles, c'est-à-dire sans besoin d’aide pour ses activités de la vie quotidienne. C’est ce besoin quotidien, parfois permanent, d’une assistance humaine pour pouvoir vivre qui caractérise la situation de dépendance. Chez le vieillard, la maladie d’Alzheimer et les maladies apparentèes à cette pathologie sont la première cause des situations de grande dépendance (87% en France, (Dartigues)).
CAPACITÉS
L’âge et surtout les maladies peuvent réduire les capacités d’action d’une personne, Mais l’ »incapacité » avec son caractère absolu est beaucoup plus rare, y compris au point de vue décisionnel. On peut devenir incapable de gérer ses comptes tout en pouvant continuer à choisir sa tenue du jour.
AIDANT
Aidant proche, familial, naturel ou informel, peu importe, c’est la personne qui assiste un proche devenu dépendant, qui ne pourrait pas vivre sans cette assistance humaine quotidienne.
L’aidant professionnel partage cette responsabilité avec l’aidant familial quand celui-ci ne peut plus assumer seul cette assistance. C’est un vrai métier qui exige préparation et motivation, et absolument pas un petit boulot où n’importe qui peut faire n’importe quoi.
Cette responsabilité particulière de l’aidant vis-à-vis de la personne qui DEPEND d’elle pour sa vie quotidienne ne se retrouve nulle part ailleurs dans le soin. La reconnaissance de ces rôles uniques de l’aidant proche et de l’aidant professionnel devrait relever d’un statut spécifique.
Un grand nombre d’aidants salariés de gré à gré ne sont pas des professionnels, ne reçoivent aucune formation à cette mission difficile d’assistance et à cette responsabilité. Une des associations de lutte contre la maltraitance a prévu un programme pour y palier.
CARE = AIDE + SOIN + ACCOMPAGNEMENT : PRISE EN SOIN ?
Le mot anglais « care »trouve sa meilleure traduction dans « prise en soin » ou prendre soin (pour « to care »). Il associe plusieurs notions : celle du soin – la personne est dépendante parce que malade et déficitaire, non pas parce qu’elle est vieille ; celle de l’aide et assistance – sans laquelle la personne dépendante ne peut pas vivre ; celle, capitale, de l’accompagnement – dans cette prise en soin, il ne suffit pas de faire des gestes techniques parfaits pour bien faire, il faut faire vivre ; celle de la continuité : on est dépendant tous les jours, y compris le week end et le mois d’août.
ALZHEIMER
Appeler Alzheimer les syndromes démentiels du sujet âgé a été un progrès par rapport à la dénomination inexacte et stupide de «démence sénile». La notion d’une « normalité» du trouble cognitif en fonction de l’âge est ainsi définitivement rejetée. Aussi celle d’un déclin cognitif qui parait aujourd’hui d’abord lié à l’inactivité physique, psychique et sociale. Désormais les troubles cognitifs survenant chez un vieillard doivent TOUJOURS être considérés comme pathologiques –enfin !
Mais la maladie d’Alzheimer (définie primitivement comme une démence « pré –sénile » !) n’explique qu’une partie des troubles cognitifs survenant avec l’avancée en âge. Il existe d’autres causes de troubles cognitifs (dont les dépressions, qui, elles, sont curables), d’autres causes de syndromes démentiels en particulier chez les très âgés. Ces autres syndromes démentiels n’ont ni les mêmes mécanismes, ni exactement les mêmes symptômes, ni les mêmes thérapeutiques que l’Alzheimer. La maladie d’Alzheimer elle-même n’est pas homogène dans ses symptômes, dans son évolution, dans sa réponse aux traitements médicamenteux et non médicamenteux, dans sa génétique et dans ses mécanismes qui restent inconnus. Aujourd’hui continuer à considérer tous les déficits cognitifs comme relevant d’une seule étiquette « Alzheimer » et d’un seul mécanisme est un facteur de non - progrès.
Cependant dès qu’existe un trouble cognitif définitif de type « démentiel », avec une évolution vers une apraxie et une perte progressive de toutes les fonctions apprises puis innées, les problèmes matériels, humains et éthiques de la « prise en soin » sont les mêmes.
Ils font la spécificité, la difficulté et l’intérêt de la prise en soin de ces personnes si humaines. La conscience de notre ignorance doit être un défi permanent. Nous avons autant ou plus à apprendre de la recherche dans le soin et l’aide que dans la recherche fondamentale.
BIENTRAITANCE
Le mot « bien –traiter » a été inventé par les psychologues de la première enfance. Le concept, initialement de « bien-traitance » (Danièle Rapaport) a été créé à l’intention des puéricultrices. Le but était de bien faire comprendre que pour la prise en soin de la personne totalement dépendante qu’est un nourrisson, il ne suffit pas d’être parfait dans les actes techniques de l’alimentation, de l’hydratation, de la toilette, du soin, etc, en suivant à la lettre toutes les recommandations. Il faut en plus parler, sourire, éveiller, intéresser, bref accompagner l’être humain dépendant qu’est le nourrisson. Si l’on s’en tient aux seules grandes fonctions «vitales», on fabrique un débile «nosocomial».
Avoir la responsabilité d’une personne adulte dépendante, qui a une vie derrière elle, ne se résume pas à produire des actes techniques parfaits et à suivre à la lettre des recommandations vite contradictoires. C’est accompagner, respecter la dignité de cette personne, rechercher sa personnalité. C’est aussi précéder chaque décision d’une réflexion éthique sur ce que l’on va apporter ou enlever à cette personne qui dépend de nous.
Etre bientraitant, c’est permettre à la personne dépendante de continuer à vivre avec dignité en étant respectée en tant que personne.
MALTRAITANCES
Les maltraitances sont l’ensemble des conduites intentionnelles ou non intentionnelles qui peuvent altérer la santé, le bien –être ou la qualité de vie d’une personne en état de faiblesse, donc en état d’être dominée par son entourage familial et/ou professionnel.
Dans le domaine médico –social, les maltraitances les plus fréquentes ne sont pas intentionnelles : ce sont les négligences. Ces négligences peuvent être liées à l’inconscience des besoins, à l’ignorance des bons gestes, à l’impossibilité matérielle d’agir. Ce sont les plus faciles à combattre.
Il peut aussi exister des maltraitances intentionnelles : abus de précaution, négligences volontaires, acharnement ou abandon thérapeutique, privations de liberté non prescrites ou injustifiées.
Certaines maltraitances intentionnelles peuvent être liées à une perversion de l’auteur qui abuse du pouvoir que lui donne son emprise sur la personne affaiblie ou dépendant d’elle. L’ »influence indue » est source de multiples abus et violences à domicile, mais aussi en établissement.
L’auteur de la maltraitance n’est pas toujours mal intentionné et n’est pas forcément une personne. Ce peut être un groupe de personnes (effet de meute), une réglementation, une structure qui dysfonctionne, une loi – aussi bien intentionnée soit elle.
La prise de conscience des situations de maltraitance, et la prévention des maltraitances est bien sur le préalable à toute bientraitance.
PERSONNES AGÉES (de combien ??)
Cette expression a été crées pour ne pas utiliser les mots de vieux, vieillards, considérés comme péjoratifs. Utiliser l’expression « personne âgée », c’est donc accepter cette dévalorisation de la vieillesse. Est-ce le but ? De plus, l’expression « personne âgée » est rapidement devenue synonyme de personne dépendante, passant sous silence les « vieillards invisibles » : la majorité qui vit de façon autonome et indépendante. Dans tous les discours officiels on parle de personnes âgées que comme des personnes ayant besoin d’aide et protection, ce qui est le cas des « malades Alzheimer « et de bien d’autres. Cet amalgame entre la personne en pleine activité plus qu’octogénaire et la personne ayant besoin d’une prise en soin quotidienne est préjudiciable à ces deux aspects de la vieillesse. Préférons aînés ou anciens ?
Les personnes prises en soin en EHPAD ou par les services d’aide et/ou de soins à domicile le sont non en fonction de leur âge, mais de leur situation dé dépendance. Comment les dénommer ? En institution : résidants, mais au domicile ?
CONCLUSION
On ne peut continuer à utiliser un vocabulaire fait d’euphémismes et de sous entendus. Il importe que tous ceux qui travaillent autour de et pour la personne atteinte de troubles cognitifs progressifs utilisent les mêmes mots pour désigner clairement les mêmes situations et les mêmes concepts. L’utilisation d’euphémismes pour éviter les mots qui pourraient fâcher ne fait que compliquer la tâche et ne supprime pas le risque de dérive péjorative.
La définition des mots des métiers de la gérontologie est indispensable à leur développement et pour préciser les objectifs de leur mission. Un travail dans lequel s’engage la Fondation Nationale de Gérontologie.
De même autour d’ALMA s’est réuni un réseau de réflexion éthique sur la maltraitance pour définir ce vocabulaire, en concertation avec le Canada afin que le sens des mots choisis soit le même en français et en anglais.