Éloge de l’enthousiasme
Ce texte a été élaboré en commun et diffusé en janvier 1997 par les membres
de la Société Internationale des Conseillers de Synthèse.
Sa reproduction est autorisée sous réserve d’indication de la source
« Les manchots du Pacifique Sud s’enfoncent, au cœur de l’hiver antarctique, vers l’intérieur des terres, là où il fait à la fois le plus froid et où la nourriture est la plus éloignée, puisqu’il faut aller la chercher dans la mer qui – par ailleurs – est de plus en plus distante, étant prise par les glaces – pour couver, chacun à son tour, l’œuf unique du couple… Un comportement d’autant plus absurde qu’il n’y a pas de prédateurs pouvant expliquer ce comportement, que les scientifiques expliquent par un déplacement progressif du pôle magnétique… »
Que voulons-nous ? Une société d’enthousiasme
Tout indique aujourd’hui que nous avons quitté les rivages reposants de la société de croissance que nous avons trop souvent confondue avec une société de croyance. Ses repères s’éloignent nous laissant démunis de méthodes et de symboles. C’est le moment où il faut s’éloigner des sirènes qui nous invitent à ne plus ni dépenser ni investir pour répondre aux chants courageux qui invitent chacun à se dépenser et à s’investir. Car c’est d’enthousiasme qu’il faut faire preuve aujourd’hui.
Cet enthousiasme n’est pas à attendre d’un virus pour une fois bénéfique, d’on ne sait quel homme providentiel ou de quelque potion magique ; il viendra de notre volonté d’autonomie dans nos choix et de solidarité dans nos actions. L’enthousiasme ne peut se construire que sur trois convictions : le devoir d’innover, le droit de savoir, le pouvoir de faire. Si, pour chacun de nous, vivre c’est choisir de construire notre avenir et non de le subir, les conditions du choix sont bien celles-là.
Le devoir d’innover
L’ensemble des raisonnements conservateurs s’appuie sur le constat implicite que nous vivons dans un monde fini – au sens de limité. Dès lors des notions comme celles de progrès, de croissance, de changement, ont comme corollaires des comportements gagnants-perdants, construction-destruction, action-réaction. Cela revient à évoluer dans un monde qui joue à sommes nulles, où par exemple le ralentissement de la croissance nous conduirait à retrouver des situations stationnaires. Du coup, les effets de ces régulations, comme la déflation ou le chômage, apparaissent comme des désordres subis mais dans un ordre raisonné du gouvernement des êtres et des choses. Dans cette optique, le chômage n’est pas la cause du dysfonctionnement de notre société, mais bien plutôt l’un de ses effets les plus dévastateurs. Et il est attristant de voir la dissipation des immenses efforts faits pour réduire l’effet – qui ne contient pas en lui-même la question qui l’a fait naître – au lieu de se concentrer sur les raisons et les moyens du développement des activités humaines.
Dès lors, changer la donne n’est pas un luxe pour certains, c’est un devoir pour tous. Ce n’est en effet que dans l’innovation que peuvent se dissoudre les nostalgies et les envies, que peut s’enrichir la volonté d’une utilité sociale puisque l’innovation – à la différence de la découverte – suppose qu’elle soit applicable aux autres et au monde réel. Innover impose que l’on sorte du cadre de référence, que l’on se projette vers un ailleurs ou un autrement, que l’on s’intéresse plus à capter ce qui bouge qu’à camper sur ce qui reste inerte, en un mot que l’on se mette en route vers les autres et pour les autres. Mais, innover n’est pas rêver.
Le droit de savoir
Car le rêve s’appuie à la fois sur l’évasion par rapport au réel et sur l’absence de conséquences des situations qu’il nous propose. Dans la recherche des nouveaux territoires de l’action et de l’utilité, l’important n’est pas de vouloir construire un autre monde mais de changer l’état du monde en mettant le principe de réalité au service de la volonté de rendre le souhaitable possible. C’est à ce prix que l’on évitera le désespoir des uns, l’égoïsme des autres.
On brise un rêve, on dissipe une illusion, il reste toujours quelque chose d’une innovation. Mais pour qu’elle s’incarne et se renforce, encore faut-il une connaissance suffisante du terrain et des bénéficiaires auxquels elle s’applique pour multiplier les chances de succès. C’est ce droit de savoir où en est le monde dans ses différentes composantes, son fonctionnement à ses différents niveaux d’organisation, les comportements individuels et collectifs de ceux qui le peuplent, les moyens et les techniques qu’ils utilisent, les langages et les symboles qu’ils pratiquent qui constituent la condition indispensable du développement d’innovations porteuses d’efficacité et de progrès.
Mais ce droit de savoir, surtout dans une époque qui se mondialise, dont les activités s’enchevêtrent, dont les pratiques religieuses, sociales et culturelles s’uniformisent et se diversifient au gré des rapports de force, ne doit pas servir de référence unique à nos actions. Le développement ultrarapide de l’information disponible, qui pourrait passer pour une facilitation de l’accès à la connaissance, se révèle souvent comme un afflux incontrôlé de données qui nous submergent. Ce droit de savoir n’a de sens que si l’on veut faire de cette information un matériau d’une nouvelle architecture de la société ; s’il nous sert à être un éclaireur éclairé.
Le pouvoir de faire
Avant même la concrétisation de l’hymne incantatoire à l’égalité des chances, encore faudrait-il que chacun puisse saisir ne serait-ce qu’une chance. Le langage n’est pas neutre, de ceux qui veulent « donner » leur chance aux jeunes, car ce n’est pas d’une aumône que la volonté d’agir se nourrit, c’est de l’air de la liberté et des grands espaces de l’initiative. Le vieillissement adipeux de bien des institutions intermédiaires étouffe dans ses replis graisseux l’aspiration à la liberté et occupe avec une fausse placidité les espaces de l’initiative.
Il ne s’agit pas de faire à la place des acteurs, il s’agit de leur laisser jouer une pièce qui n’est pas écrite mais dont personne mieux qu’eux-mêmes ne saurait trouver le thème, le rythme, la syntaxe, le contenu et ses rebondissements. Ils n’ont pas besoin de souffleur mais, de grâce, laissez-les souffler !
L’éloge de l’enthousiasme – si l’on n’y prend pas garde – peut se porter sur la destruction du présent parce qu’il est insupportable beaucoup plus que sur la construction du futur parce qu’il est inconfortable. Autant analyser le présent pour s’armer contre ses dérives et s’appuyer sur ses points forts.
Que trouvons-nous ? Une économie de contraintes
Dans la perspective de retrouver la conscience et la maîtrise de nos actions futures, gardons en mémoire quelques-uns des grands traits de la société actuelle qui fixent les limites et les opportunités de nos initiatives. Car nous ne partons pas, pour bâtir l’avenir, d’un vague terrain modelable à loisir ; mais d’un champ d’action fait d’une terre travaillée, retournée par l’énergie des hommes, fertilisée par leur intelligence et leur ténacité, nourrie de leurs efforts et de leurs craintes, de leurs espoirs et de leurs ambitions. C’est à la fois un espace d’accomplissement et un réseau de contraintes.
La déroute des organisations
Certes, il est naturel que les sociétés humaines créent, au fur et à mesure de la prise en compte de problèmes de plus en plus nombreux, complexes et interdépendants, des institutions médiatrices entre la personne et son environnement. Ces institutions, avec une finalité généralement bien définie, ont la charge de résoudre, à leur niveau, les problèmes qui leur sont soumis. Si la représentation politique a été la première et la plus invoquée de ces formes de médiation, elle a créé des émules qui ont repris ses méthodes ou s’en sont inspirés, mais avec des ambitions, des valeurs ou des territoires très différents.
Or le poids croissant de ces organisations médiatrices a paradoxalement coupé la personne de son milieu : la Sécurité sociale et le système de soins de la responsabilité individuelle du « patient assuré » sur sa santé, le système routier et l’automobile du sens de la distance, de la vitesse et du danger, l’industrie agroalimentaire de la référence à certains rythmes naturels… Ni critique ni procès, mais la constatation que la massification d’une population sur un problème de société noie la responsabilité de chacun et détourne l’énergie vitale non vers la solution optimale du problème mais vers la relation optimale de la personne avec l’institution en charge du problème…
Ces institutions se sont forgé des mécanismes de fonctionnement axés à la fois sur leurs performances (ce sur quoi on les juge) et leur durée (ce sur quoi elles se jugent). Focalisées sur ces enjeux, elles en viennent parfois – souvent – à en oublier leur finalité. Rares sont les institutions qui rappellent, en l’actualisant, le sens de ce qui les fait naître, car trop souvent ce rappel est aussi un appel à la refondation. Dès lors – car une organisation n’a jamais le goût du suicide – c’est le fonctionnement des mécanismes qu’elles conduisent qui les domine. Regardez comment fonctionnent certaines écoles de gestion, qui reproduisent et amplifient le modèle qui les a portées et qui forment – sauf exception – de véritables taxidermistes de l’entreprise.
La crispation sur la répétition du passé
La perte de repères sur la signification de l’action, déjà fortement perturbatrice pour la personne, devient franchement paralysante au niveau d’une organisation. En effet, les exemples de dysfonctionnement de nombre d’organisations montrent qu’un système organisé, s’il est capable de générer les mécanismes de sa propre survie, ne contient généralement pas en lui-même les germes de son progrès ou de sa disparition. C’est la pression ou les chocs de l’environnement qui va le déstabiliser vers le dynamisme ou la mort. A vrai dire il n’y a pas à l’heure actuelle de véritable réflexion sur la durée de vie des organisations.
En effet, si l’entreprise est capable de mesurer l’optimisation dans l’espace des éléments qui contribuent à son activité (moyens matériels, financiers, humains, informationnels, etc.) elle est très peu adaptée à la maîtrise de cette optimisation dans le temps. Le sort fait dans la plupart des entreprises à la planification stratégique, réduite à des tendances lourdes sur des durées relativement brèves en est une illustration commune. C’est ainsi la relation au temps qui paraît être la grande faiblesse des organisations, ce qui explique la fréquence de la référence au passé pour justifier non seulement l’action présente mais aussi l’organisation future. Ce décrochage de rythmes entre la vitesse d’évolution de l’environnement et la lenteur du changement de l’organisation génère des divergences dont la régulation n’est aujourd’hui dans la plupart des cas que très imparfaitement maîtrisée.
Le libéralisme en trompe-l’œil
Des voix s’élèvent pour stigmatiser méfaits et dysfonctionnements du libéralisme ambiant mais peu se risquent à le remettre en cause comme le mode pertinent de l’organisation de nos sociétés. Le libéralisme est aujourd’hui un article de foi dans une logique du type « puisque jusqu’à présent il a réussi à nous tirer d’affaires, il le fera encore et nous tirera de la crise actuelle, même si nous ne savons pas comment ». Rappelons qu’il ne s’est mis en place que pas à pas, dans un conflit permanent avec d’autres modes d’organisation des sociétés : les sociétés d’Ancien Régime n’étaient pas libérales, la plupart des sociétés du XIXe non plus (souvenons-nous des débats autour du libre-échange), sans parler de la manière paradoxale dont est en train de se construire sous nos yeux la Chine du siècle prochain.
N’ayant plus d’adversaires à combattre depuis la faillite des organisations collectivistes, nous pensons le libéralisme comme l’unique et durable mode d’organisation. Il y a là en même temps erreur et faute : erreur de croire que la réalité d’aujourd’hui n’est qu’une transition entre un passé que nous embellissons et un futur dont nous pensons qu’il lui ressemblera, faute à tous les niveaux en mettant en œuvre des actions qui retardent et pervertissent les promesses d’un changement.
Nous croyons, par exemple, être régis par une économie de marché ; réputé pour être le terrain de l’initiative et de la compétition, le marché devient aussi pour beaucoup le champ clos d’un affrontement réducteur d’initiatives et pourvoyeur de drames sociaux. Sans aller jusqu’à dire qu’il ne représente que l’un des avatars d’un protectionnisme latent, le marché devient néanmoins l’un des éléments d’un réseau de contraintes dans lequel nous sommes enserrés. Mais ce n’est pas en l’incriminant par des incantations sulfureuses que nous nous en affranchirons. C’est en le remettant à sa place d’outil de régulation de l’organisation sociale que nous rétablirons un équilibre alliant la satisfaction des personnes et la justification de l’utilité des organisations.
La monétarisation des échanges
Dans la panoplie de ses moyens, le libéralisme dispose avec la monnaie d’un instrument efficace pour faciliter et amplifier ces échanges, singulièrement dans une période de mondialisation et de complexité croissante. Et l’on assiste à la montée en puissance du libéralisme et de la monnaie, dans un mouvement conjoint, presque siamois. Que l’économie de marché se répande et le règne de la monnaie s’étend et, plus grave, tout ce qui n’est pas monnaie, monétaire ou monnayable perd de son importance et de sa réalité sociétale. Car n’a de l’importance que ce que l’on sait mesurer. Et insidieusement, l’outil et l’unité de mesure définissent pour partie la hiérarchie des préoccupations et des problèmes de société.
Les organisations qui font commerce ou industrie de l’argent prennent dès lors une importance disproportionnée par rapport aux autres institutions et ont tendance à dicter leur loi de maximisation du profit monétaire et non pas du profit sociétal global. De cette divergence naissent des incohérences notables, et il n’est pas rare aujourd’hui de voir des entreprises industrielles, et non des moindres, se donner comme règle de conduite celle qui leur est dictée par leurs administrateurs banquiers, assureurs ou fonds de pension américains, c’est-à-dire celle de la rentabilité financière maximale et rapide, et non celle de la rentabilité économique, il est vrai parfois plus lente et plus risquée.
C’est dire que les notions de progrès et d’efficacité sur lesquelles nous vivons depuis plus d’un siècle et qui ont accompagné les découvertes scientifiques et techniques se sont progressivement perverties. La croissance économique qui en a découlé a pris pour signe la monnaie, correspondant tant bien que mal aux aspirations des personnes en matière d’enrichissement personnel et de bien-être collectif. Maintenant qu’elle s’est largement dégagée des contraintes de l’économie productive (12 % des échanges monétaires mondiaux servent à régler les échanges commerciaux), elle se vide de son contenu culturel traditionnel pour devenir un instrument de contrainte, au nom duquel on sème le désarroi et l’injustice, et un moyen d’exclusion pour ceux qui, ne pouvant y accéder, sont écartés du fonctionnement normal du système social. Les mesures prises pour les y réintégrer se traduisent elles-mêmes par une symbolique monétaire, tout aussi dépourvue de sens social que la cause qui les a rendues nécessaires.
La contre-productivité
Jamais les réflexions prophétiques pour les uns, excessives pour les autres, d’Yvan Illich, il y a une trentaine d’années, n’ont eu d’aussi éclatantes illustrations qu’aujourd’hui.
Les exemples de contre-productivité qu’il annonçait se produisent aujourd’hui sous nos yeux. L’automobile, alliant vitesse et commodité, conduit par son acceptation et son succès aux embouteillages et aux encombrements. Ainsi un mécanisme conçu pour élargir l’autonomie des personnes se retourne contre leur liberté et leurs intérêts. Mais le seuil de passage d’une liberté conquise par le progrès à une dépendance subie est difficile à percevoir par suite notamment de l’accoutumance à la servitude. Or le franchissement de ces seuils critiques engendre une multitude de conséquences, physiques, sociales, culturelles, économiques, qui se répondent dans un concert qui paralyse les velléités d’autonomie et de changement.
Mais ce constat étant fait, sortir de ces mécanismes de contre-productivité impose à la fois l’anticipation et l’élargissement du champ de l’analyse et de l’action. C’est en fonction des autres modes de circulation possibles, de l’évolution de l’habitat, de la localisation actuelle et future de l’emploi, du sentiment de la qualité de vie nécessaire, qu’il faudra repenser par exemple tout le système de circulation. Faute de cette analyse globale, le système de transport fabriquera à terme des exclus ou des isolés, le système de santé des malades socialement laissés à eux-mêmes, le système éducatif des analphabètes sociaux.
Ces handicaps, et quelques autres, sont autant de contraintes qui nous ont fait passer d’une société de mouvement à une société de digestion. Nous sommes devenus des ruminants du progrès, remâchant les vieilles recettes sous prétexte qu’avant la soupe était bonne, marmonnant des mots – technique, technologie, développement, nouveauté, croissance… – que nous avions appris dans l’enthousiasme et qui ne rendent plus aujourd’hui qu’un son étouffé au mieux par la nostalgie, au pire par la rancœur.
Des Don Quichotte du progrès, il ne nous reste ni la superbe ni la folie ; il nous reste Rossinante. Hélas! Le cheval est fourbu au moment même où les espaces à découvrir sont de plus en plus vastes, et paradoxalement de plus en plus proches, et où il faut les parcourir à bride abattue, tant le temps social s’accélère.
Que devons-nous faire ? Inventer demain
Ainsi nous avons progressivement dynamité les invariants de nos sociétés avancées. Les tentatives de replâtrage, les bricolages d’organisation ou de gestion se sont montrés au mieux inopérants et au pire néfastes. Nous sommes sur la voie d’une anarchitecture sociale. Aucune période n’a été si propice à redonner à chacun le pouvoir de changer les choses puisque les recettes du passé ne réussiront pas dans les chaudrons de l’avenir. Il nous faut donc inventer demain sur de nouveaux territoires et par une démarche qui tiennent compte de nos richesses et de nos énergies.
Les nouveaux territoires
Créer de la richesse sociale
C’est remettre l’homme au cœur de l’organisation de la société. Ayant dépassé les limites de la cohérence entre l’organisation économique et l’organisation sociale, les critères de richesse économique ne peuvent plus satisfaire à eux seuls aux besoins de la société. D’ailleurs les efforts d’efficacité économique et financière réalisés au cours de ces dernières années dans la majorité des entreprises vont conduire par leur succès même à rendre caduc le critère de rentabilité économique qui sera largement maîtrisé au début du siècle prochain, comme sont aujourd’hui de mieux en mieux maîtrisés les critères techniques – fiabilité, sécurité, efficacité… Il faudra à l’entreprise trouver un autre critère d’utilité sociale que celui de générer le plus grand profit financier – aussi bien réparti soit-il entre les acteurs qui l’auront fait naître…
Déjà, d’innombrables expériences, modestes mais pertinentes, naissent de toutes parts pour tenter cette réconciliation entre l’homme et son milieu, au-delà des querelles idéologiques pour savoir si le libéralisme est la meilleure ou la seule forme d’organisation. Les entreprises d’insertion, le monde associatif, les clubs de réflexion-action… fourmillent, signes d’une vitalité inventive qui récusent l’absurdité d’un système fait pour les accompagner vers l’accomplissement de leur destin et qui coupe dans la réalité toute velléité de changement.
Cette richesse sociale est à créer dans tous les domaines : la solidarité, la lutte contre l’indifférence et la solitude, le combat contre la pauvreté éducative, culturelle, esthétique, l’insertion sous toutes ses formes, bref la réponse à tous les besoins que la sortie lente et douloureuse de notre société de consommation et d’échanges massifiés va permettre de révéler au grand jour. Un peu comme si nous étions à la fin du Secondaire et que nous voulions donner leur chance à ces petits mammifères qui viennent d’apparaître et qui courent entre les pattes des dinosaures.
Juger sur les performances
Nul n’ignore que l’efficacité d’un changement repose en partie sur une connaissance fiable de la situation de laquelle on part. Il y a beau temps que le monde économique s’appuie sur l’analyse du passé – le sien et celui de son environnement – pour fonder ses stratégies et ses tactiques.
Pour l’éducation, la santé, la police et a fortiori pour les nouveaux territoires de l’action, nous savons bien que des instruments de mesure existent permettant d’évaluer et de comparer la qualité des prestations fournies. Mais personne n’ose y recourir par crainte de réactions notamment syndicales, politiques, sociales, bref par peur de briser des tabous que la pénombre de l’ignorance permet de laisser prospérer.
Cette évaluation de l’efficacité sociale à tous les niveaux et sur tous les sujets est ainsi une condition nécessaire, bien sûr non suffisante, à la floraison d’innovations sociales dont le droit de cité ne sera reconnu qu’au prix de cette justification.
Une nouvelle démarche
S’emparer des problèmes avant qu’ils nous atteignent
Sans rêver d’un monde sans crises et sans ruptures, on peut néanmoins souhaiter que les évolutions majeures d’une société ne s’opèrent pas systématiquement par des révolutions successives. Il n’y a pas de corrélation dans l’histoire entre la violence des changements et l’efficacité de leurs résultats.
Or la complexité croissante et l’interpénétration des éléments des problèmes de notre société imposent une analyse anticipatrice que les organisations ne sont pas spontanément prêtes à initier. Les problèmes de mode de transport et de déplacement, les politiques de santé, la cohérence entre la sphère monétaire et la sphère de l’économie réelle, les aspects quantitatifs et qualitatifs de l’éducation de la jeunesse, l’évolution des compétences au cours de la vie active, l’impact des technologies sur les systèmes d’information… tous les aspects de notre vie individuelle et de notre organisation collective appellent des solutions qu’il s’agit aujourd’hui de repenser totalement. Seule l’anticipation en permet une approche sereine et partant efficace.
Expérimenter dans l’incertitude
:L’ère de la civilisation industrielle qui a monopolisé et marqué les démarches mentales de plusieurs générations en Occident, quoique touchant à sa fin, nous lègue des réflexes méthodologiques qui peuvent paraître indélébiles. Par exemple, réfléchir avant d’agir a été érigé à la hauteur d’un dogme qui se comprend dans une analyse rationnelle et déductive du monde physique et de sa transformation. Sa pertinence absolue reste à prouver à des niveaux de complexité plus grande mêlant de surcroît des éléments rationnels et irrationnels.
Il semble au contraire que l’expérimentation sur des sujets nouveaux avant même d’avoir analysé l’intégralité d’une situation et traité scientifiquement l’information qui en résulte donne aujourd’hui des résultats que le peintre Soulages résume en disant « c’est ce que je trouve qui m’apprend ce que je cherche ». Et plus on a fait exploser les repères de l’action, plus c’est en agissant que l’on trouve où l’on va.
Être ambitieux dans le projet et humble dans l’action
S’impliquer dans l’innovation sociale, c’est vouloir participer au changement et au progrès du monde. Située dans le continuum de l’espèce humaine, cette attitude peut paraître démesurée. Mais à l’inverse, ne pas croire que notre rôle est d’apporter, au niveau d’organisation qui est le nôtre, une contribution signifiante à l’époque signe son indifférence au monde ou le sentiment d’une impuissance sociale.
Inscrire son action dans une démarche ambitieuse est à la fois le signe de l’importance du rôle que l’on peut exercer et du respect et de l’attention que l’on porte à la nécessité du progrès social permanent. Ce n’est pas pour autant de l’orgueil sans sombrer dans les délices néo-prolétariennes du « seul je ne suis rien, ensemble nous sommes tout », l’humilité consistant à se sentir contributeur dans un mouvement de dynamique sociale qui nous dépasse et nous emporte, mais dans une direction que nous avons choisie.
Faire du durable avec l’éphémère
Si l’histoire de l’humanité est jalonnée de périodes fastes et tragiques, opulentes et frileuses, calmes et tourmentées, elle nous indique – sublimée ou non par des doctrines ou des symboles – la fragilité des équilibres sociaux. La lourde chute psychologique vécue depuis vingt ans, plus ou moins dominée selon le degré de croyance dans le pouvoir des hommes ou la fatalité des choses, nous en apporte une nouvelle preuve. Il nous faut faire le deuil de bien des certitudes et faire éclore de nouvelles raisons d’espérer et d’agir. Or on ne peut innover que si l’on a le sens de la liberté. Vouloir aujourd’hui forger ou retrouver des formes renouvelées de cette liberté, c’est retrouver jour après jour dans les actes quotidiens les éléments épars et souvent minuscules qui organisés dans un projet constitueront nos nouvelles références pour l’avenir.
C’est, nous a appris Gaston Berger, dans les faits porteurs d’avenir que se trouvent les raisons de bâtir le monde que nous voulons. Cela conduit à mettre bien souvent ce qui est à la marge de notre société au centre de notre réflexion. Nous savons aujourd’hui que c’est à nous qu’il revient de créer ce qui nous enthousiasmera et qui enthousiasmera les autres. C’est dans ce passage d’une société de découvertes et d’inventions à une société d’innovations et d’échanges que réside le défi que nous lance le monde. Chercher à faire triompher à chaque instant, par un effort solidaire et joyeux, le sens que nous voulons donner à notre action dans le respect des autres est sans doute aujourd’hui la plus belle preuve d’enthousiasme à proposer au monde et à soi-même.
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